Elu intéressé, prise illégale d’intérêts, conflit d’intérêts…depuis quelques années, les cas traités au contentieux administratif et pénal et touchant tant les représentants élus que les agents des collectivités publiques semblent se multiplier. Preuve d’une recrudescence des situations irrégulières ou d’une augmentation des contrôles et donc des recours ? Sans doute les deux, ce à quoi il convient d’ajouter une sévérité elle-même accrue des juges ainsi que vient de le démontrer une décision récente du conseil d’Etat intervenue dans le domaine sensible - et propice à de telles irrégularités ? - de la commande publique.
Probité, impartialité, diligence : tels sont les trois piliers qui doivent fonder l’action de tout agent public, et donc de tout acheteur public dans le cadre de ses fonctions.
Si la diligence fait davantage appel à la compétence et au professionnalisme, la probité mêle devoir, loyauté, moralité et ses atteintes sont sanctionnées par le code pénal au titre de la prise illégale d'intérêts mais aussi de la corruption passive et du trafic d’influence, du favoritisme ou encore de la soustraction et du détournement de biens.
Quant à l’impartialité, intrinsèquement liée à la neutralité de tout agent public, elle est depuis 2015 au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent aux pouvoirs adjudicateurs comme à toute autorité administrative, et sa méconnaissance est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence- CE, 14 octobre 2015, Sté Applicam, req 390968-.
Dans cet arrêt était en cause une situation qui a donné lieu depuis à d’autres cas jurisprudentiels similaires dans leur objet. Il s’agissait en effet d’un assistant à maitrise d’ouvrage pour une procédure de marché public qui avait contribué à la rédaction du cahier des charges du marché et à l’analyse des offres du candidat alors qu’il avait auparavant exercé des fonctions importantes au sein d’une des entreprises candidates. Au vu de telles fonctions, ladite société ayant finalement été attributaire du marché, et du fait qu’il ait quitté cette dernière moins de deux années avant le lancement de la procédure, le juge a estimé qu’il existait un doute légitime sur l’impartialité de la procédure.
Parmi les critères utilisés par le juge entre donc en compte l’importance du rôle et des fonctions de la personne incriminée- tant dans son ancienne structure que dans sa nouvelle-, mais aussi, donc, le temps qui s’est écoulé entre l’appartenance à la structure antérieure et le suivi de la procédure de marché dans le cadre de la nouvelle.
La question temporelle est donc importante. Ainsi, il n’y a pas de conflit d’intérêt s’agissant de la participation à une CAO d’un ancien salarié d’un candidat qui avait été licencié par celui-ci 9 ans auparavant - CE, 27 juillet 2001, Sté Degrémont, req 232820. Même solution pour un marché attribué à un candidat ayant recruté, avant la remise des offres, la personne de l’AMO chargée de suivre la procédure pour le compte de la collectivité publique, la mission de cette personne étant limitée et n’ayant duré que deux mois avant qu’il ne quitte sa structure AMO pour rejoindre le candidat futur attributaire- CE, 12 septembre 2018, SIOM Vallée de Chevreuse, req 420454.
Par ailleurs, le Conseil d’Etat a jugé qu’entrait dans un des cas d’exclusion facultative des marches publics une entreprise impliquée dans des conflits d’intérêts au sein de marchés antérieurs à celui en cause, le doute sur l’impartialité n’étant pas uniquement cantonné au seul cas des agissement commis dans le cadre de la procédure de passation en cours - CE, 24 juin 2019, Département des Bouches du Rhône, req 428866.
Plus récemment, dans un arrêt du 20 octobre 2020, commune du Pradet, req 453653, le Conseil d’Etat a estimé que la circonstance que le Maire d’une ville ait antérieurement siégé au conseil d’administration de la société attributaire d’un contrat de mandat de maitrise d’ouvrage - la SEM Var Aménagement Développement - en vue de la réfection d’un groupe scolaire ne pouvait faire naitre un doute légitime sur l’impartialité du pouvoir adjudicateur. Il faut dire qu’il était par ailleurs administrateur du candidat perdant, ce qui a peut-être équilibré les choses aux yeux du juge…mais sa décision aurait pu être différente si « l’antérieurement » s’était transformé en « juste antérieurement » ou si le Maire était toujours administrateur de la structure en cause pendant la procédure de passation du marché…
Dans un arrêt du 25 novembre 2021- Collectivité de Corse c/Société Corsica Networks, req 454466-, le Conseil d’Etat a accru la sévérité de sa jurisprudence en la matière. Il s’agissait en l’espèce d’un agent chargé au sein d’une collectivité du dossier d’appel d’offres relatif à la conception, la mise en œuvre, l’administration et la maintenance d’un réseau régional à très haut débit pour des établissements d’enseignements et de recherche. Or, cet agent venait de quitter ses fonctions au sein d’une société candidate- et finalement attributaire- à l’appel d’offres, ce qui était à même de créer une suspicion en termes de conflit d’intérêts au cours de la procédure d’attribution. Pour le Conseil d’Etat, « eu égard au niveau et à la nature des responsabilités » confiés à l’impétrant tant au sein de l’opérateur économique que de la collectivité « et au caractère très récent de son appartenance à cette société », sa participation à la procédure de sélection des candidatures et des offres « pouvait légitimement faire naitre un doute sur la persistance d’intérêts la liant à la société (…) et par voie de conséquence sur l’impartialité de la procédure suivie par la collectivité ».
Si l’on se place sur le curseur du temps, le juge a donc estimé que le délai entre les deux fonctions- l’intéressé ayant occupé son nouvel emploi » immédiatement » avant son recrutement par la collectivité et trois mois avant l’attribution du marché- était suffisamment court pour représenter un indice fort de conflit d’intérêts.
Un tel curseur n’est en tout cas pas évident à situer et nécessite toujours une analyse au cas par cas. On peut ainsi se demander- même s’il ne s’agit bien évidement pas du seul critère- si la décision du Conseil d’Etat aurait été la même si plusieurs années, voire seulement plusieurs mois, s’étaient écoulées entre les deux fonctions occupées par la personne en question.
Toujours est-il que, pour la première fois, le Conseil d’Etat, confirmant l’arrêt de la CAA de Marseille, a jugé que le manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence découlant de cette situation de conflit d’intérêts était constitutif d’un vice d’une particulière gravité qui entachait la validité du contrat et justifiait son annulation. Et le juge confirme aussi que le requérant, qui disposait de chances sérieuses d’obtenir le marché, était fondé à demander l’indemnisation de son manque à gagner.
Au-delà de la problématique du temps, un tel arrêt marque donc bien l’importance prise par le principe d’impartialité dans le domaine de l’achat public et au-delà, dès lors que toute l’action publique est concernée, principe dont l’atteinte est tellement grave qu’elle peut entrainer l’annulation d’un contrat.
Jean-Marc PEYRICAL
Avocat Associé
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