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Le 08/07/2020 à 10h

Délit de favoritisme : l’épée de Damoclès est toujours là

A un moment où, contexte économique et sanitaire oblige, les acheteurs publics ainsi que les rédacteurs des textes applicables à la commande publique sont plutôt à la recherche d’un assouplissement, au moins temporaire, des règles et procédures, la Cour de Cassation vient de rappeler l’existence des sanctions pénales qui sont toujours bien présentes dans le paysage des marchés publics et des concessions.
Faut-il pour autant s’en émouvoir et craindre une recrudescence des condamnations pour délit de favoritisme mais aussi prise illégale d’intérêts ? Paradoxalement, rien n’est moins sûr...

Délit de favoritisme : l’épée de Damoclès est toujours là

Quantité et qualité

L’affaire - ou plutôt les affaires - Bygmalion ont marqué pendant plusieurs mois la chronique judiciaire. Le 17 avril 2019, ainsi, la Cour d’Appel de Paris a condamné le fondateur de la société à 5 mois de prison avec sursis et 100.000 euros d’amende pour avoir passé des contrats de prestations de service entachés de favoritisme avec France Télévision. Il a été plus précisément condamné pour recel d’atteinte à la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics ainsi que pour prise illégale d’intérêts.

Dans son arrêt du 4 mars 2020, n° 19-83.446, la Cour de Cassation a confirmé cette décision rendue en appel, la société en cause, FTV, bien que relevant du droit privé, étant chargée d’une mission de service public et donc soumise au délit de favoritisme dans le cadre de la passation de ses contrats de prestations.

Une telle décision appelle plusieurs réflexions

D’abord, et contrairement à ce qui a pu être dit et écrit ici et là, elle n’est pas novatrice en soi. L’élargissement du champ du délit de favoritisme qu’elle prône n’est que la confirmation d’une jurisprudence désormais bien assise. La Cour de Cassation a ainsi jugé le 17 février 2016 - chambre criminelle, n°15-85.363, qui concernait déjà la société Bygmalion - que les marchés passés sur le fondement de l’ordonnance du 6 juin 2005 par des personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics entraient pleinement dans le champ du délit de favoritisme. Si la décision a alors pu paraître quelque peu audacieuse, elle a reposé sur une logique implacable, à savoir le fait que les pouvoirs adjudicateurs soumis à ladite ordonnance devaient respecter, comme ceux soumis au code des marchés d’alors, les principes fondamentaux de liberté d ‘accès, d’égalité de traitement et de transparence des procédures. C’est d’ailleurs sur le même fondement que l’ex-PDG de Radio France Mathieu Gallet a été condamné à un an d’emprisonnement avec sursis en tant qu’ancien Président de l’institut National de l’Audiovisuel par le TGI de Créteil le 15 janvier 2018, pour avoir commis plusieurs infractions dans la passation de marchés publics - traitement inégalitaire de candidats, passation d’avenants et de marchés complémentaires pour des montants élevés, saucissonnage de prestations de conseil.

Ensuite, et en liaison avec ce qui vient d’être rappelé, elle est tout à fait cohérente avec la définition des acheteurs publics et autorités concédantes telle qu’elle relève des articles L.1210-1 et s. du code de la commande publique. Dans la droite ligne du droit européen, les pouvoirs adjudicateurs sont en effet les personnes morales de droit public mais aussi les personnes morales de droit privé qui, outre leur mission avérée d’intérêt général, sont dépendantes - sur un plan financier, de contrôle de gestion et de composition de l’organe de décision- de ces dernières. Concrètement, cela signifie que les entreprises publiques locales - sociétés d’économie mixte, sociétés publiques locales... - ou encore, sans être exhaustif, les association loi 1901 dites transparentes relèvent pour leurs contrats d’achat du champ du délit de favoritisme... et donc des sanctions - jusqu’à 2 ans d’emprisonnement et 200.000 euros d’amende - qui y sont associées. Il est toujours important de le rappeler aux organismes concernés, qui n’ont pas toujours conscience d’une telle soumission...on pense notamment ici aux kyrielles d’organismes associatifs intervenant dans les domaines social, sportif culturel... et dont les budgets sont subventionnés, quelquefois à un pourcentage très élevé, par des collectivités locales dont elles sont de véritables faux nez...

Enfin, et même si, comme on le verra dans les lignes qui suivent, les arrêts pour délit de favoritisme restent chaque année peu nombreux au regard du nombre de procédures de marchés et concessions lancées par les acheteurs, une telle décision montre que la Cour de cassation- chambre criminelle rappelons-le - veille toujours au grain et prend régulièrement des positions particulièrement frappantes pour les acheteurs. Souvenons-nous, même si cela commence à dater un peu, de l’arrêt 06-81.924 du 14 février 2007 qui a condamné un élu local et une entreprise à des peines sévères pour favoritisme et recel de favoritisme s’agissant d’un marché conclu pour un montant de... 5850 euros HT... Il est vrai que, dans ce cas d’espèce, l’élu avait passé outre l’avis de ses services pour octroyer le marché, ainsi que cela est relevé par la Cour de Cassation, dans le but de « faire plaisir » à l’un de ses amis. Plus récemment, on peut citer l’arrêt de la Cour de Cassation du 29 janvier 2020, n°19-82942, qui a confirmé que, même si l’intention de le commettre n’était pas clairement établie, le délit de favoritisme était constitué dès lors que l’agent public incriminé, en l’espèce le directeur général d’un office HLM qui avait qualité d’ordonnateur des recettes et des dépenses, ne pouvait de par sa formation et ses fonctions ignorer les dispositions réglementant les marchés publics. Autrement dit, l’expérience et la compétence sont plus que jamais les socles du diptyque liberté-responsabilité intrinsèquement attaché à l’achat public.

Il faut raison garder

Enserrés par le délit de favoritisme, le conflit d’intérêts et son pendant pénal la prise illégale d’intérêts, les acheteurs publics peuvent justement avoir le sentiment que leur liberté est sinon toute relative du moins fortement limitée par les risques qu’ils encourent dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions.

S’agissant plus particulièrement du favoritisme, quelques statistiques récentes - pour l’année 2017 - publiées par le Ministère de la justice permettent de relativiser son importance et son impact. Au regard des centaines de milliers de procédures de marchés publics et de concessions souscrites chaque année par les quelques 130.000 acheteurs publics répartis sur notre territoire, ce sont 33 affaires traitées par les parquets qui ont été recensées pour cette année 2017 ; ce chiffre étant plus ou moins régulier selon les années (37 en 2016, 22 en 2015, 17 en 2014, 21 en 2013 et 38 en 2012). Cela représente 11% des affaires pour manquement au devoir de probité, derrière la corruption (42%) et la prise illégale d’intérêts (15,5%).

Autant dire que - et sachant de plus que la condamnation pour favoritisme ne s’accompagne qu’exceptionnellement de peines de prison ferme -, le pourcentage d’affaires relevant de l’article 432-14 du code pénal est très bas. Est-ce dû à une insuffisance des contrôles, malgré les enquêtes régulières de la Cour des Comptes et des chambres régionales de comptes sur la gestion des structures publiques et para publiques ? Aux délais des procédures devant les juridictions de première instance, qui, même si elles ont tendance à s’améliorer - 9,4 ans en 2009 contre 5,4 en 2017 - restent très longues et font peser sur les auteurs présumés des faits une lourde suspicion ? A la probité des acheteurs publics, particulièrement éclairée par ces statistiques ? Sans doute un mixte de tout cela.

Et puis, les jurisprudences de la Cour de Cassation de ces dernières années sur le délit de favoritisme font le plus souvent état de détournements plutôt grossiers de la réglementation, qu’il s’agisse d’avenants qui, en cumul, traduisent des modifications plus que substantielles des marchés ou concessions d’origine, des scissions de contrats relevant d’une même unité fonctionnelle ou d’une même opération afin de rester en dessous des seuils des procédures formalisées, ou encore la diffusion d’informations et de renseignements à certains candidats et non aux autres...Pour citer le cas d’une illégalité particulièrement grave et évidente, il y a celui d’un acheteur qui a retenu une offre pourtant inappropriée et irrégulière, la procédure litigieuse ayant été montée « pour la forme » tel que cela résulte du libellé de l’arrêt...A noter que, dans ce dernier, la Cour de Cassation a admis le cumul des délits de favoritisme et de prise illégale d’intérêts. Il est vrai que les deux peuvent être amenés à être liés, tout en reposant sur des faits dissociables. Par exemple, un marché remporté par une entreprise au sein de laquelle l’assistant financier de l’acheteur public lors de la procédure de passation était co-gérant est susceptible de rentrer dans les deux champs délictuels - Cour de Cassation, 20 mars 2019, n° 17-81.975, à propos d’une procédure de marché souscrite en Nouvelle Calédonie.

Ce cumul représente effectivement un vrai risque pour des procédures, et donc par la même leurs acteurs, où le conflit d’intérêt est présent de façon plus ou moins marquée. Mais à nouveau, les statistiques sus évoquées plaident pour les acheteurs et tous ceux qui sont appelés à participer à leurs procédures de marchés et de concessions. Et les affaires évoquées montrent bien que le professionnalisme, la diligence, la compétence en termes de formation et d’organisation ainsi que la neutralité et la bonne foi sont des armes qui doivent être suffisantes pour faire barrages aux écarts et dérapages pouvant conduire à des contentieux d’ordre délictuel. Maintenant, dans le domaine de l’achat public comme ailleurs, la perfection et le zéro défaut n’existent pas. Mais malgré quelques décisions sévères et percutantes de la Cour de Cassation, il apparaît que les écarts et dérapages sus visés ne représentent qu’une part plus que minime dans l’univers des marchés publics et des concessions, ce qui est plutôt rassurant pour l’avenir de ce dernier à un moment où il est considéré comme un des instruments phares de la relance économique.

Jean-Marc PEYRICAL
Avocat associé
Cabinet Peyrical & Sabattier Associés
Président de l’APASP, Association Pour l’Achat dans les Services Publics

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