La distinction marchés publics - concessions n'a pas fini de faire parler d'elle et de donner lieu à des décisions contentieuses.
On sait que, par définition - et tel que cela résulte notamment de l'ordonnance 2016-65 du 29 janvier 2016 -, le titulaire d'un contrat de concession doit se voir transférer le risque de l'exploitation de l'activité dont il a la charge, qu'il s'agisse d'un service public ou non. Ce risque est assumé dès lors que, dans des conditions d'exploitation normales, ledit titulaire n'est pas assuré d'amortir les investissements ou les coûts qu'il a supportés en liaison avec cette exploitation.
Cette notion de risque économique, qui est donc l'élément-clé de la frontière marchés - concessions, n'est évidemment pas aisée à déterminer et appelle une analyse au cas par cas.
La complexité de certaines situations est encore aggravée par des critères utilisés par le juge, comme celui de la captivité des utilisateurs du service, critère qui peut avoir pour conséquence de fragiliser bon nombre de contrats de concessions.
A l'instar des transports publics, il s'agit d'un domaine particulièrement concerné par cette problématique de distinction marchés publics - concessions, ainsi que vient de le confirmer un arrêt du Conseil d'Etat en date du 24 mai 2017- Société Régal des Îles c/ commune de Saint Benoit, req 407213.Dans cette affaire, était en cause en l'espèce un contrat de gestion provisoire d'un service public de restauration municipale portant sur les cantines scolaires, les crèches et les centres aérés. Ce contrat prévoyait que son titulaire devait percevoir, en plus du prix du repas acquitté par les usagers, une subvention forfaitaire annuelle versée par la commune et un complément de prix unitaire au repas servi également versé par la commune en fonction du nombre de repas distribués lors de chaque service. Bien que les versements communaux couvrent 86% de la rémunération du titulaire du contrat, la collectivité a opté pour la qualification de ce dernier en concession, se fondant sur l'existence d'un risque économique portant sur la différence entre les repas commandés et ceux effectivement servis, sur les variations de la fréquentation des cantines ainsi que sur les impayés.
Le Conseil d'Etat en a décidé autrement. Il a jugé que la part de risque transférée au délégataire n'impliquait pas une réelle exposition aux aléas du marché, le contrat en cause ne revêtant donc pas le caractère de contrat de concession mais celui de marché public. Il estime en effet que, du fait de l'existence d'un dispositif de commandes de repas prévu dans le contrat, la différence entre les repas commandés et les repas servis ne saurait varier " de manière substantielle"; que la commune ne fournit aucun élément permettant d'évaluer le risque découlant des impayés; et que, compte tenu de l'objet du contrat et de sa faible durée, le nombre d'usagers n'était pas "susceptible de variations substantielles durant l'exécution de la convention".
On notera l'utilisation par deux fois de l'adverbe substantiel, qui est par nature indéfinissable : signifie-t-il important, essentiel, majoritaire?... La répétition de cet adverbe illustre bien toutes les difficultés de se saisir d'une matière intrinsèquement mouvante.
On notera surtout que, sous des termes pudiques, le Conseil d'Etat s'est de nouveau appuyé sur la notion d'usager captif.
Un des arguments essentiels du juge pour démontrer l'absence de risque suffisant dans l'exploitation du service est justement que le nombre d'usagers a peu de chances de varier pendant cette dernière.
Ce n'est pas la première fois qu'il utilise un tel argument. Dans un arrêt Société Avenance du 5 juin 2009, ainsi il a qualifié de marché public un contrat de restauration scolaire et municipal notamment du fait que "le nombre d'usagers, constitués pour l'essentiel d'enfants des centres aérés et des écoles ainsi que de personnes âgées vivant en maison de retraite, n'était pas, en l'espèce, susceptible de diminuer de manière substantielle d'une année sur l'autre".
Ce critère de la variation des usagers doit donc être considéré comme un indice à part entière, distinct de celui de la part entre prix versé par l'usager et financement par la collectivité, dans le faisceau utilisé par le juge pour tracer une frontière entre marchés et concessions; indice qui, selon les cas, peut se révéler décisif.
Un tel critère peut cependant s'avérer redoutable pour bon nombre de concessions. Pour démontrer la "captivité" des usagers d'un service donné, il suffit ainsi - comme l’a fait le Conseil d'Etat dans l'arrêt Avenance précité - de s'appuyer sur l'évolution de leur nombre durant les années précédentes. Si on applique cette méthode, bien des contrats qualifiés de concessions pourraient être requalifiés en marchés. Cette requalification peut concerner des domaines aussi divers que les transports scolaires, les casinos municipaux, les centres aquatiques ou encore, toujours à titre d'exemple, les musées ou les stades. A partir du moment où les statistiques montrent une relative constance sur plusieurs années du nombre de leurs usagers, un contrat de concession pourrait donc être requalifié en marché public.
Prenons plus particulièrement l'exemple de la distribution de l'eau potable. Qui peut nier que, pour expliquer la permanence de leur nombre d'une année sur l'autre au sein d'un même périmètre, les usagers de ce service ne peuvent être que captifs, et donc dépendants d'une utilisation indispensable et sans réelle alternative du service en cause, sauf à posséder leur propre système d'alimentation en eau... Dans ce cas, et même s'il perçoit exclusivement sa rémunération sur lesdits usagers, peut-on vraiment soutenir que le titulaire d'un tel contrat est soumis à une réelle exposition aux aléas du marché ?
L'approche est peut être exagérée, mais tend à révéler la pente glissante que peut prendre l'utilisation d'un critère ou d'un indice dans un domaine aussi complexe que celui de la distinction marchés publics - concessions. Peut-être que, afin de s'éviter de tels débats et les risques de qualification induits, la solution serait de mettre fin à une telle distinction, en tout cas sur le plan du régime de la procédure de passation. Mais ceci est une autre histoire...
Jean-Marc PEYRICAL
Cabinet Peyrical & Sabattier Associés
Président de l’APASP
Directeur Scientifique du Cercle Colbert
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