La CJUE a pris il y a quelques mois une décision qui mérite une attention particulière -arrêt du 5 octobre 2017," LitSpecMet "UAB contre" Vilniaus lokomotyvu remonto depas" UAB - où elle précise la notion de pouvoir adjudicateur au travers du critère difficile à interpréter d'activité d'intérêt général ayant un caractère autre qu'industriel et commercial. Sa méthode d'analyse et les critères sur lesquels elle s'appuie ne peuvent qu’intéresser de nombreuses situations en France où la question se pose.
La société étatique des chemins de fer Lituaniens a créé une filiale détenue à 100% afin de fabriquer et entretenir des locomotives. Dans le cadre de cette activité, ladite filiale a conclu un marché pour l'achat de barres de métaux ferreux, marché attaqué par un candidat évincé. Ce dernier a notamment avancé que ladite filiale devait être qualifiée de pouvoir adjudicateur et qu'elle n'avait pas respecté les règles des marchés publics applicables en conséquence. Alors que le tribunal de première instance puis la Cour d'Appel ont débouté le requérant, la Cour Suprême Lituanienne a cassé l'arrêt de cette dernière, qui a elle-même remis en cause le jugement du tribunal régional. Celui-ci a alors saisi la CJUE d'une demande de décision préjudicielle afin de l'éclairer sur les questions juridiques complexes qui lui étaient posées.
Parmi celles-ci, la principale était la suivante : une société détenue à 100% par une maison mère qui est un pouvoir adjudicateur doit elle elle même être considérée comme tel?
Dans ses conclusions, l'avocat général Manuel Campos Sanchez- Bordona a mis en avant le fait que la filiale exerçant l'essentiel de ses activités pour le compte de sa maison mère " dans un cadre économique caractérisé par un monopole de la fourniture de matériel roulant", elle intervenait dans des conditions qui n'étaient pas celles du marché. Et donc, elle devait selon lui être qualifiée de pouvoir adjudicateur et respecter les procédures de publicité et de mise en concurrence prévues à cet effet pour la passation de ses propres marchés.
Dans sa décision, la Cour rappelle d'abord qu'il ne suffit pas qu'une entreprise ait été créé par un pouvoir adjudicateur ou que ses activités soient financées par des moyens financiers découlant des activités exercées par un pouvoir adjudicateur pour qu'elle soit elle même considérée comme un pouvoir adjudicateur. Il n'y a donc pas d'automatisme dans l'analyse, et il convient de commencer par vérifier que la structure a été créé pour satisfaire un besoin d'intérêt général, ce qui est le cas en l'espèce dès lors que ses activités sont nécessaires pour que sa maison mère puisse elle même exercer son activité destinée à satisfaire des besoins d'intérêt général. Par la suite, il faut déterminer si ces besoins ont un caractère autre qu'industriel et commercial, ce que la Cour propose de faire en utilisant une méthode de faisceaux d'indices (absence de concurrence sur le marché, de poursuite d'un but lucratif, de prise en charge des risques liés aux activités en cause ainsi que la présence d'un financement public éventuel de ces activités). Il appartient ainsi à la juridiction de renvoi de vérifier, sur la base de tous les éléments juridiques et factuels de l’espèce, que, au moment de l'attribution du marché en cause, les activités visant à la satisfaction de besoins d'intérêt général de la filiale " étaient ou non effectuées en situation de concurrence " et si elle pouvait se laisser guider par des considérations autres qu’économiques.
Il s'agit donc d'une appréciation très factuelle, à effectuer au cas par cas, sans nul doute délicate à réaliser au vu de la difficulté à définir et cerner des termes et situations comme celles de " considérations autres qu’économiques…".
Dans ses conclusions, l'avocat général a abordé la question sous un angle différent, à savoir celui de l'exception dite " in house". Dès lors que 90% des revenus de la filiale proviennent de sa société mère, il pouvait ainsi être soutenu selon lui que cette dernière avait conclu non pas un marché avec une autre entité mais en réalité avec elle même compte tenu du lien organisationnel et fonctionnel existant entre les deux. La question qui se pose alors est relative à la filiale elle même: est ce que le fait d'être une sorte de " fournisseur interne " de la maison mère suffit à en faire un pouvoir adjudicateur? Pour l'avocat général, s'il s'agit pour la filiale d'acquérir des biens, fournitures et services auprès de tiers dans le cadre de l'exécution des missions qui lui ont été confiées par la maison mère, les procédures de passation des marchés publics prévues par les directives s'appliquent à elle. Il marque en fait la différence entre ces activités dites " essentielles" et les activités dites " marginales" de l'entité; pour ces dernières, l'entreprise opère directement sur le marché et n’a pas à être qualifiée de pouvoir adjudicateur. Les textes - article 17 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 notamment- fixant à 20% le seuil maximal de l'activité des entités in house non confiées aux collectivités qui la détiennent, on en conclut donc qu'elles n'ont pas à respecter les règles des marchés publics pour leurs achats effectués pour l'exécution d'une telle activité.
La Cour n'a néanmoins pas traité de cette approche, qui apparait en tout cas réaliste et pragmatique.
Jean-Marc PEYRICAL
Avocat à la Cour, Président de l’APASP
2024 - L’ACHAT PUBLIC ENTRE AVERTISSEMENTS, PROMESSES ET DEFIS
L’année 2024 est très certainement prometteur pour l’achat public. Grace à des formations initiales et continues qui ne cessent de se développer, la professionnalisation des acheteurs est réellement en marche. Ayant pris pleinement conscience de son impact économique et par la même social - l’achat public de travaux fournitures et services représentant en moyenne 20% de leur budget- de plus en plus de structures publiques et para publiques ont mis en place de véritables services dédiés à ce qu’il convient de considérer comme un puissant levier des politiques publiques. Gageons que cette année verra se prolonger des réflexions et débats déjà entamés sur l’impact de l’intelligence artificielle sur l’achat public, la cybercriminalité et la protection des données personnelles dans l’acte d’achat, l’extension de la location au détriment de l’achat proprement dit, l’instrumentalisation des ces quelques dizaines de milliards d’euros annuels au service de différentes politiques dont la souveraineté nationale et -ce n’est à priori pas antinomique- la protection de la planète…
Lire plusRelocalisons les marchés publics !
La commande publique, qu’elle émane des services de l’Etat ou des collectivités, représente des enjeux économiques considérables et ne peut subir aucune inégalité de traitement.
Lire plusMarché public global de performance à paiement différé : une fausse joie ?
Ce fut la bonne nouvelle du printemps : le marché global de performance, jusque-là bridé par le sacro-saint principe d’interdiction de paiement différé, a enfin vu son régime assoupli sur ce point par la loi 2023-222 du 30 mars dernier. Certes limité aux travaux de rénovation énergétique - un domaine où les besoins sont évidemment immenses -, et pour une période expérimentale de 5 ans, cette possibilité tant attendue par les acteurs tant publics que privés de la construction de pouvoir étaler les paiements des investissements a été perçue comme une véritable bouffée d’air. Pourtant, du fait d’amendements déposés pendant l’étude du texte, la montagne risque d’accoucher d’une souris. C’est bien dommage : le secteur de la construction et de l’aménagement aurait bien mérité de bénéficier d’un outil simple et efficace à une époque où l’environnement tant national qu’international ne lui apporte pas que de bonnes nouvelles.
Lire plus