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Le 28/09/2022 à 12h

Prévisibilité et achat public : un couple en danger ? À propos de l’avis du Conseil d’Etat du 15 septembre 2022

Par Jean-Marc PEYRICAL, Avocat Associé

« Gouverner c’est prévoir »

Jamais cette fameuse maxime prononcée par Pierre Mendès France - parait-il - n’a jamais été autant d’actualité, à une époque où les situations imprévues tant au plan international que national se succèdent à un rythme qui ne parait devoir jamais s’achever.

Prévisibilité et achat public : un couple en danger ? À propos de l’avis du Conseil d’Etat du 15 septembre 2022

Par définition, prévoir c’est envisager, imaginer à l’avance un ou des évènements comme probables.

A contrario, l’imprévisible c’est l’inattendu, le déconcertant, l’incertain. Tout ce qui rend difficile donc les choix et autres décisions, et ce dans quelque domaine que ce soit.

L’achat public est concerné au premier chef par ces définitions. Alors que le Code de la Commande Publique pose comme obligation la bonne définition des besoins, ce qui implique une rédaction précise et adaptée des documents constituant le cahier des charges, l’exercice se complique en période de forte hausse des prix et de difficultés d’approvisionnement de certaines matières premières.

Le Conseil d’Etat est venu fort à propos, dans un avis remarqué du 15 septembre dernier (lire ici), rassurer voire délivrer les acheteurs publics quant à leurs marges de manœuvre contractuelles et extra contractuelles pour tenter de faire face à cette situation.

Attention cependant à ne pas trop s’enflammer et, avec la raison qui est l’essence même de bien des acheteurs, à interpréter avec circonspection un texte qui n’a sans doute pas fini de faire couler de l’encre.

Le Conseil d’Etat au chevet des acheteurs… et de leurs prestataires ?


Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’aléa et l’imprévisible touchent de plein fouet l’achat public, non seulement les contrats en cours d’exécution mais aussi ceux en préparation.

Et on ne peut nier l’implication des autorités publiques, en premier lieu de la DAJ de Bercy, qui, à grand renfort de circulaires et avis divers, ont manifesté un fort soutien auprès d’acheteurs souvent pris au dépourvu face à cette situation inédite.

L’avis du Conseil d’Etat du 15 septembre dernier vient en quelque sorte couronner ce mouvement textuel. D’un titre relativement long - avis relatif aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision - il rétablit quelques vérités juridiques qui étaient occultées depuis un certain temps :

- Ni le Code de la Commande Publique ni les directives et les jurisprudences européennes n’interdisent la modification des clauses financières dans les contrats. Sont mêmes exhumées des jurisprudences du Conseil d’Etat qui avaient admis que le caractère définitif des prix ne faisait pas obstacle à leur modification.

Ainsi, les prix ou les tarifs dans les marchés publics et les contrats de concession peuvent être modifiés de même que les modalités de leur détermination ou de leur évolution. Cela ouvre d’intéressantes perspectives : par exemple, un prix ferme et actualisable pourra être transformé en prix révisable avec l’introduction d’une formule de révision, même en fin d’exécution de marché. Dans ce cas, surtout si le paiement du prix a fait l’objet d’acomptes successifs, la révision pourra être appliquée de façon rétroactive, le prix ainsi révisé devant, dans le cas d’un marché de travaux, être intégré au sein du DGD.

- Ces modifications peuvent avoir lieu, à part celles qui sont de faible montant, du fait de circonstances imprévisibles qui, ainsi que leurs conséquences financières, ne pouvaient « raisonnablement » être envisagées par les parties lors de la passation du contrat. Elles ne peuvent excéder 50% du contrat initial - par modification - pour les pouvoirs adjudicateurs et ne sauraient changer la nature globale du contrat.

- S’agissant de l’imprévision, elle doit être déconnectée des cas de modification des marchés prévus par le code, dont celle des circonstances imprévues. Il est même envisageable que les deux - imprévision et circonstances imprévues - puissent se cumuler.

Et l’indemnité d’imprévision, qui vise à compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire du contrat, ne doit pas être considérée comme une conséquence financière du contrat et n’a pas à être inscrite au sein du décompte général et définitif.

Le Conseil d’Etat aurait-il ainsi trouvé - ou retrouvé - les clés permettant de faire face et de gérer l’imprévisible, l’aléa, l’incertain dans les marchés publics et les concessions ?

Même s’il édicte comme principe le fait que les prix et leurs formules d’évolution peuvent être modifiés en course d’exécution du contrat, ce qui peut être considéré comme une petite révolution en soi au regard des freins et réticences existants en la matière, rien n’est moins sûr.

Le temps de l’imprévu


D’abord parce que ces possibilités de modification sont évidemment circonscrites, avant tout par des évènements - et leurs conséquences - qui ne pouvaient être raisonnablement prévus.

Outre le fait que cela appelle une analyse au cas par cas, expertises financières et comptables à l’appui afin de bien déterminer les relations de cause à effet, peut-on continuer à avancer aujourd’hui que les évènements économiques que nous connaissons et leurs conséquences diverses revêtent toujours un caractère imprévisible ? Quelle est la temporalité de l’imprévisibilité ?

Même si, comme pour l’inflation, son plafond pose encore question, la flambée des prix de l’énergie est aujourd’hui suffisamment connue et intégrée pour en tirer les conséquences adaptées, même si cela peut impliquer des choix difficiles. Dans un autre domaine, les fournisseurs de volailles auprès des cantines scolaires ne peuvent occulter la diminution drastique du nombre de poulets et autres canards du fait d’une grippe à aviaire qui, pour dévastatrice qu’elle soit, n’est pas nouvelle. On pourrait avancer la même logique s’agissant de l’augmentation du cout de certaines matières premières, qui ne date pas d’hier…

On ne sait évidemment pas ce que nous réserve l’avenir à court et moyen terme mais tant les acheteurs que les fournisseurs peuvent difficilement soutenir en cet automne 2022 qu’ils doivent faire face à des circonstances véritablement imprévisibles nécessitant absolument et urgemment, sauf cas spécifiques s’agissant par exemple des marchés les plus anciens, une adaptation de leurs contrats présents et futurs.

Vous avez dit compensation financière ?


Ensuite parce que le Conseil d’Etat - mais était-ce son rôle ? - ne donne pas de mode d’emploi, tant pour les circonstances imprévues que pour l’imprévision. On pourra utilement se reporter à la fiche technique publiée par la DAJ de Bercy qui donne davantage de conseils et explications aux acheteurs et à leurs prestataires, s’agissant par exemple des accords-cadres à bons de commandes où la mise en œuvre des possibles modifications pourra s’avérer particulièrement délicate.

Du coup, et au-delà de tenter de tracer des frontières par essence mouvantes entre le prévisible et l’imprévisible, d’autres sujets vont nécessiter sinon des éclaircissements du moins des positions casuistiques.

Il en est ainsi de l’objectif des modifications de prix et/ou de leurs modalités d’évolution : le Conseil d’Etat dans son avis fait état de compensation de surcouts, d’augmentation de dépenses, de diminution des recettes, de compensation de toute perte subie ou encore d’aggravation des charges… Tous ces termes n’ont pas nécessairement la même signification ni le même périmètre, et ne peuvent être appréciés de la même manière en marchés publics ou en concessions, ne serait-ce que du fait du risque d’exploitation assumé par les titulaires de ces dernières.

Par exemple, peut-on y inclure des pertes de recettes diminuant par la même la marge bénéficiaire de l’opérateur, sans que cela conduise automatiquement à une situation déficitaire ? Le taux de marge de l’entreprise fait normalement partie de la décomposition du prix du marché ; mais n’est-il pas soutenable d’avancer qu’une compensation financière de l’acheteur pourrait concerner une augmentation de charges, par exemple de couts de matières premières, ayant pour effet et seulement pour effet de diminuer fortement ce taux de marge ? La question n’est pas ni si innocente ni si isolée qu’elle pourrait paraître de premier abord…

L’acheteur maitre du jeu


Enfin, et sachant que cet avis du Conseil d’Etat entraînera sans doute bien d’autres débats et réflexions, l’utilisation des outils qu’il propose dépendra avant tout de la bonne volonté des acheteurs publics. L’avis rappelle en plusieurs points que ces derniers ne sont jamais obligés de mettre en œuvre les modifications des contrats sollicitées par leurs prestataires, et que lesdits prestataires n’ont aucun droit à obtenir la révision de leurs clauses financières.

Il est en tout cas logique que la légitimité et le bien fondé des demandes des entreprises soient précisément vérifiés, ne serait-ce que dans un souci de bonne gestion des deniers publics.
A ce titre, il ne faut pas oublier un point essentiel : c’est une chose d’accepter l’idée de modifications de prix ou de formules de révision par avenant du fait de circonstances imprévues ; c’est autre chose d’en assurer un financement budgétaire, à une heure ou, pour diverses raisons que tout le monde connait, les finances publiques tant nationales que locales sont plutôt contraintes…

Cela augure - mais c’est déjà le cas depuis un moment - de longues discussions et négociations entre les parties aux contrats, d’où d’ailleurs la nécessité, dans la mesure du possible, de prévoir ce genre de situations dans des clauses de rencontre ou de réexamen ; mais aussi un accroissement prévisible des interventions des différentes instances de médiation voire du juge qui peut bien sur toujours être saisi en cas de désaccord entre les parties.

Jean-Marc PEYRICAL
Avocat associé
Cabinet Peyrical & Sabattier Associés

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