Le localisme, c'est à dire le fait de favoriser les entreprises locales, est par essence contraire aux principes qui gouvernent les marchés publics, en premier lieu l'égalité de traitement entre les candidats.
Les acheteurs avertis savent cependant que la réglementation offre des possibilités pour parvenir à un tel favoritisme, et ce en toute légalité. L'utilisation, avec une pondération adaptée, de critères comme les conditions de production et de commercialisation, les performances en matière de protection de l'environnement, la biodiversité ou encore l'approvisionnement direct de produits de l'agriculture (les fameux circuits courts) en est une des illustrations.
En donnant explicitement aux acheteurs publics ultramarins la possibilité de réserver jusqu'à un tiers de leurs marchés aux PME locales, le législateur est allé encore plus loin et vient d'entrouvrir une porte qui était jusqu'à présent fermée à double tour.
L'article 73 de la loi 2017-256 du 28 février 2017 relative à l'égalité réelle outre-mer indique ainsi que "à titre expérimental, et pour favoriser à moyen terme l'émergence de nouveaux opérateurs locaux susceptibles d'exercer pleinement leur libre accès à la commande publique (...) les acheteurs publics peuvent réserver jusqu'à un tiers de leurs marchés aux petites et moyennes entreprises locales". Sont concernées les collectivités régies par les articles 73 et 74 de la constitution autres que la Polynésie Française et les iles Wallis et Futuna; sachant que, pour ces deux collectivités ainsi que la Nouvelle Calédonie, les marchés passés par les services et établissements publics de l'Etat peuvent appliquer une telle possibilité.
Une certaine audace vient des termes utilisés par la loi, s'agissant surtout de celui de local qui symbolise à lui seul l'esprit et la volonté du législateur. L'objectif est donc de desserrer l'étau qui enserre les entreprises des outre- mer où la commande publique constitue la grande majorité du chiffre d'affaires du BTP par exemple. Autre particularité des outre-mer, les TPE représentent plus de 90% du tissu économique.
Cette avancée en faveur des TPE et PME ultramarines est cependant tempérée par le fait que les marchés ainsi conclus ne peuvent excéder 15% du montant annuel moyen des marchés du secteur économique concerné conclu par l'acheteur public au cours des trois années précédentes.
Voilà qui promet de savants calculs, et des difficultés d'interprétation et d'application d'une mesure qui repose sur des termes et concepts (montant annuel "moyen", "secteur économique concerné"..) qui ne brillent pas par leur clarté et leur précision.
L'article 73 se termine par une nouvelle avancée en faveur des entreprises concernées, des lors que les opérateurs soumissionnant aux marchés publics de plus de 500.000 euros HT devront présenter un plan de sous-traitance prévoyant le montant et les modalités de participation des PME locales. Un décret doit venir éclairer les acheteurs sur cette mesure, qui soulève quelques interrogations sur sa portée juridique et les éventuelles sanctions susceptibles d'être utilisées contre les entreprises récalcitrantes.
Toutefois, cette loi peut-elle être considérée comme un véritable Small Business Act ? Rappelons qu’il a fallu attendre 2008 pour que l’UE se dote d’un cadre stratégique complet pour renforcer la compétitivité des PME, largement inspiré du SBA Américain voté par le congrès en 1953. La notion de SBA aura quand même mis 55 ans pour traverser l’Atlantique et ce modèle américain a pu fonctionner et fonctionne encore aujourd’hui grâce à une administration fédérale présente dans chaque Etat et responsable (surveillance, accompagnement) de la déclinaison de cette politique publique. Bien que le SBA américain impose un quota de 23% des marchés publics fédéraux aux PME nationales, le SBA européen quant à lui, ne prévoit pas un accès privilégié à la commande publique. En effet, l’Union européenne refuse de transgresser l’Accord sur les marchés publics (AMP), ratifié par ses 28 Etats membres et supervisé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cet accord impose notamment l’absence de discrimination et une concurrence internationale loyale et en conséquence, toute clause permettant de « favoriser » une entreprise locale devient donc illicite
A la Réunion cependant, depuis 2010, les socioprofessionnels expérimentent un SBA local, dit « Stratégie du Bon Achat » axée sur la communication avec les maîtres d’ouvrages publics, le renforcement de l’allotissement et la maîtrise des délais de paiement. Cet exemple tend à démontrer que l’innovation et l’adaptation de ces territoires restent une issue possible face à la lourdeur et les lenteurs de l‘évolution de la voie réglementaire
Cette initiative prise dans le cadre de la Loi EROM, clairement contraire aux principes sus évoqués de la commande publique, ne risque-t-elle pas d'être critiquée voire contestée par les instances européennes ? Les Directives de février 2014 n'ont en effet pas prévu de dispositions dérogatoires pour les régions ultrapériphériques, et le Conseil européen ne s'est pas saisi de la question alors que l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l’UE lui permet justement, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, de prendre des mesures spécifiques au bénéfice de ces régions, en raison de leur éloignement et de leur dépendance économique. La loi du 28 février pourrait provoquer une telle saisine, qui sécuriserait ainsi davantage la position de la France dans un domaine aussi sensible que celui des relations entre la commande publique et les entreprises locales.
Ce mécanisme a-t-il pour autant l'occasion de prospérer et de s'étendre aux acheteurs publics de tout ou partie des régions métropolitaines ? Cela apparaît pour le moment difficilement envisageable, surtout à nouveau tant que Bruxelles ne se sera pas saisie du sujet et maintiendra sa position face au dogme de l’AMP. On constate cependant que, par petites touches, l'objectif de favoriser l'accès des PME et TPE à la commande publique fait son chemin; pour preuve l'article 163 du Décret 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics qui instaure un quota de PME dans les marchés de partenariat à hauteur de 10% du montant prévisionnel du contrat. Rappelons que, dans un arrêt du 9 juillet 2007, EGF-BTP, le Conseil d'Etat avait censuré une disposition du code des marchés publics de 2006 qui permettait aux pouvoirs adjudicateurs de fixer un nombre minimal de PME admises à présenter une offre du fait de son caractère discriminatoire et de sa méconnaissance du principe d'égal accès à la commande publique.
Plus de 10 ans après, et même si on ne peut préjuger de la position du juge constitutionnel s'il est saisi de la question telle qu'elle se traduit au sein de la loi du 28 février, on s'aperçoit que les relations entre respect de l'égalité et accès des PME à la commande publique ont bien évolué, et ce au bénéfice de ces dernières.
Jean-Marc Peyrical : Maître de conférence des Universités, avocat associé, Président de l’APASP
Erik Pollien : Administrateur de la Fédération des Entreprises d’Outre-Mer, délégué général des moyennes et petites industries de la Guyane, chef d’entreprises à Cayenne (Guyane française)
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