Imposer l'utilisation de la langue française sur les chantiers publics : voilà, en synthèse, la signification du joli nom donné à cette clause - en réalité plutôt une condition d'exécution - qui aura beaucoup fait parler d'elle ces derniers temps. Tour à tour rattachée à la problématique des travailleurs détachés, au favoritisme des entreprises nationales voire locales, ou encore à la sécurité des travailleurs sur les chantiers, elle a été initiée par plusieurs collectivités locales et continue à être utilisée par certaines d'entre elles malgré les menaces de déférés préfectoraux découlant de l'instruction interministérielle prise le 27 avril dernier - instruction NOR ARCB 1710251j relative aux délibérations et actes des collectivités territoriales imposant l'usage du Français dans les conditions d'exécution des marchés.
Au regard des liens sus évoqués, la clause Molière est surtout légitimée par des objectifs de dénonciation voire de lutte contre le travail détaché et les nombreuses situations de fraude et de non-respect du droit social qui l'entacheraient.
Quelles sont les sources du droit en la matière ? Elles sont d'abord européennes : deux directives, l'une du 16 décembre 1996 et l'autre en date du 15 mai 2014 étant venues fixer les règles applicables aux conditions d'emploi des travailleurs détachés. Elles sont ensuite internes, du fait de la nécessaire transposition de ces textes européens, en l'espèce avec une loi du 10 juillet2014 relative à la lutte contre la concurrence sociale déloyale et un décret du 30 mars 2015 relatif à la lutte contre les fraudes au détachement de travailleurs et à la lutte contre le travail illégal.
L'arsenal est donc assez conséquent en la matière, tant en terme de régime juridique que de sanctions en cas de non-respect des règles, et permet aux salariés concernés de partir travailler temporairement - en principe 24 mois au maximum - au sein d'un des Etats de l'Union Européenne pour le compte de leur employeur, en continuant de bénéficier du régime social de leur pays d'origine. Il existe différents types de détachement, de la prestation de service entre deux structures d'un même groupe à l'exécution d'un contrat de prestation de service transnationale entre deux entreprises distinctes en passant par le détachement dans le cadre d'une mobilité intra-groupe ou encore, sans être exhaustif, la mise à disposition de salariés au titre du travail temporaire.
Le travail détaché est donc ainsi une illustration d'une des grandes libertés sur lesquelles se fondent les traités européens. En l'espèce, la libre circulation des services, à coté de laquelle on trouve la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux. Elle repose notamment sur la proportionnalité des dispositions que comptent adopter les Etats membres en la matière, qui ne peuvent édicter des restrictions d'accès et d'exercice qu'en cas de raison impérieuse d'intérêt général, ainsi que cela est inscrit au sein du nouveau paquet services (ensemble de propositions législatives adoptées par le collège des commissaires européens en janvier dernier) préparé par la commission. A noter qu'Emmanuel Macron, président de la République française nouvellement élu, a mis en tête de ses premiers chantiers ces travaux européens sur l'encadrement du travail détaché, travaux sur lesquels il compte peser afin que l'ensemble des Etats, et notamment ceux d'Europe de l'est, respecte les mêmes règles en matière de salaires... et de lutte contre la fraude (voir Les Echos du lundi 15 mai 2017, page 5).
Or, la clause Molière, s'il est avéré qu'elle traduit, ainsi que cela a été évoqué, une préférence nationale voire locale pourrait contrevenir à ce principe de proportionnalité à l'objectif poursuivi. Et si elle est motivée par des considérations de sécurité de chantier, il pourra être évoqué que l'arsenal législatif et réglementaire en place - et avant tout le code du travail - est largement suffisant pour y répondre. Et s'agissant de la fraude au travail détaché, la jurisprudence tant nationale qu'européenne est particulièrement fournie, les juges du Luxembourg n'hésitant notamment pas à sanctionner les Etats membres en la matière.
En d'autres termes, la clause Molière n’apparaît ni utile ni indispensable dès lors qu'elle se justifie par des éléments déjà traités par des textes et des jurisprudences existantes. Elle apparaît de plus en contradiction avec des règles et principes européens, et pourrait donc être contestée à cet effet.
Il convient au surplus d'appréhender l'efficacité de ce type de clause au regard du fait que la France fournit elle-même près de 140.000 travailleurs détachés par an au sein de divers autres Etats européens, se situant au troisième rang derrière l'Allemagne et la Pologne. Elle en accueille certes davantage - près de 287.000 pour l'année 2015 (sources : Ministère du travail et interventions sur ce thème lors d'un colloque Apasp des 29 et 30 mars 2017), ce qui la place au second rang derrière l'Allemagne, ce qui pourrait lui poser des problèmes de réciprocité en cas de mise en œuvre de politiques restrictives dans ce domaine sensible…
C'est dans ce contexte que l'instruction précitée du 27 avril met en avant l'illégalité de la plupart des clauses Molière, sauf cas spécifiques comme certains marchés de formation. Par nature discriminatoires, elles cacheraient donc des politiques visant à favoriser les entreprises locales et l'exclusion des travailleurs étrangers. Et ladite instruction demande ainsi aux Préfets, en charge du contrôle de légalité, de tirer les conséquences de ces irrégularités; et donc, en clair, de déférer devant les tribunaux administratifs les marchés et décisions susceptibles de contenir ou de favoriser l'utilisation de telles clauses.
C'est sans doute là où le bât blesse. Les Préfets risquent en effet d'être confrontés à des situations très diverses - sachant que les services des contrôles de légalité sont eux même très divers selon les départements en termes de moyens et de compétences - et à des cas de figure difficiles à interpréter sur un plan de respect de la légalité. Quid ainsi des collectivités qui permettent aux entreprises utilisant des travailleurs détachés ne parlant pas français d'utiliser des interprètes...même si on peut douter de l'efficacité d 'une telle possibilité sur les gros chantiers utilisant des centaines d'ouvriers dont une bonne partie en provenance de plusieurs Etats de l'Union… ?
Et puis les collectivités locales ne sont pas les seules à être susceptibles d'utiliser de telles clauses. Pour prendre un exemple, qui va aller contrôler sur ce point les chantiers menés par les établissements publics de santé ? Les ARS en auront-elles tant la volonté que les moyens?... la question se posant pour d'autres structures, comme la MILOS dans le cadre de leur contrôle sur les bailleurs sociaux.
Pour reprendre un terme utilisé par l'instruction interministérielle du 27 avril, l'impact qu'a pu avoir ce sujet de la clause Molière dans le monde de l'achat public traduit bien l'instrumentalisation de ce dernier à des fins souvent éloignées de son objet intrinsèque, à savoir effectuer des opérations d'achat pour le compte d'acheteurs publics dans un objectif d'efficacité et de bonne gestion d'argent public.
Peut-être que la mise en place d'une obligation d'exécution dans les marchés publics n'est pas la meilleure solution et qu'il existe des alternatives, comme celle prônée par des organisations professionnelles visant à la formation au français des travailleurs détachés, ne serait-ce que sur des notions essentielles afin qu'un minimum d'échanges et de compréhension puissent s'instaurer sur les chantiers. La recherche de solutions alternatives doit en tout cas être prise au sérieux, et le dialogue acheteurs-entreprises le plus constructif possible sur un sujet révélateur d'un certain malaise en tout cas dans le domaine de la construction et des travaux publics.
Gageons que le feu sera vite éteint et que les situations les plus aiguës seront réglées par des décisions et des comportements de bon sens, comme cela est souvent le cas en achat public.
Jean-Marc PEYRICAL
Cabinet Peyrical & Sabattier Associés
Président de l’APASP
Directeur Scientifique du Cercle Colbert
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